“Relaxxx”
Béatrice Lussol
Vernissage samedi 22 mars 2025 de 16h à 21h — Exposition 1er avril — 17 mai 2025
Texte par Elisabeth Lebovici :
«Relax, Nero !!!! »—Telle est l’interjection que Poppée lance à son époux Néron dans la version made in Hollywood de Quo Vadis, un roman polonais censé se passer dans le palais de l’empereur connu pour avoir fichu le feu à Rome—mais pour les besoins du film tout le monde s’adresse la parole en anglais avec un fort accent américain. Tout va bien se passer. Relaxxx : tel est le titre, avec trois x, que s’est choisi Béatrice Lussol pour son exposition. Point de peplum ici, mais beaucoup de bouches. Relaxxx et pas relaxxx.
Celles-ci sont en effet l’objet central de cette exposition en version « maximaliste », comme le dit l’artiste, utilisant les trois espaces de la galerie S, vitrines comprises. Y sont installés une quinzaine de dessins auxquels s’ajoutent une multiplicité de petits formats figurant des mots, un tapissage d’abondants collages, plus des coussins qui forment les lettres de « witch » ou de « too late », notamment. Les mots et les bouches. On les reconnaît bien. Pourtant les uns comme les autres sont extraites de leurs contextes, ces chaînes énonciatives et corporelles dans lesquelles les mots comme les bouches sont logiquement supposées prendre sens. Je pense toujours au Chat du Cheshire d’Alice au Pays des Merveilles, cette créature qui disparaît progressivement de la perception des autres (et notamment d’Alice) au point de ne laisser que son sourire flottant. Ici, rien n’apparaît ou ne disparaît, cette chronologie-là n’est pas de mise. Les lèvres sinueuses et sans rides sont étirées souvent en une sorte de sourire sans qu’on puisse savoir si elles y consentent tout le temps. Elles s’entrouvrent sur des dents, laissent entrevoir ou pendre la langue. Plus cruellement, elles sont quelquefois tenues ou tendues par des doigts. C’est l’une des façons qu’a Béatrice Lussol d’en amplifier la forme. Plus généralement, celle-ci s’évase, rebondit, se diffracte ou se répercute au-delà d’elle-même, grâce à des lignes d’ondes. Dessinées et colorées de roses divers parfois teintés de bleus ou de verts, ces échos déroulent autour des lèvres elles un parcours qui prend son propre chemin, se referme ou divague, devient fluide, « psychédélique » ou « plissé géologique » selon les termes de Béatrice Lussol. Mais la composition entière est toujours conçue à l’avance, « il faut que je la couve jusqu’à ce que je l’aie, explique-t-elle. Il n’y a plus qu’à dessiner ».
Entre parole, langue et bouche, le français opère une remarquable confusion. Prenez, par exemple, « la langue française » : s’agit-il du langage employé ou de l’organe qui permet de l’activer oralement ? Beaucoup d’écrivaines ou d’artistes, même ne parlant pas cette langue, ont usé de cette indistinction ; depuis la langue indisciplinée de Gloria Anzaldua (qui écrivait « en anglais standard, en anglais de la classe ouvrière, en argot, en en espagnol standard, en espagnol-mexicain, en dialecte mexicain du Nord, en Chicano, en Tex-Mex, en Pachuco ») à l’américaine Lee Lozano, dont les dessins de bouches grimaçantes et édentées sont autant d’accès de négativité contre un monde de l’art qu’elle quittera bientôt. Composant un jeu de tarots jouant de fausses symétries dont les lèvres seraient le motif central, Beatrice Lussol, elle, met souvent les bouches à l’envers. Tourner la bouche à la verticale serait une indication qu’il ne s’agit peut-être pas de celle du haut du corps, mais des lèvres du bas. Cela résonne d’ailleurs avec une autre forme d’amplification, photographique celle-là. On la trouve, démultipliée, dans les collages. C’est un autre medium de Béatrice Lussol. Photos de films et découpages issus d’un manuel d’orthodontie au titre pas du tout relaxxx (Vissage collage en orthodonto-stomatologie) alternent et se chevauchent sur une même page. Tous font ressortir une bouche à contre-emploi hétéronormé avec la panique qu’elle suscite : seule, à deux, en couple, en trouple, en troupe la vampire, la goule, la suçeuse de sang, la femme fatale sont irrévocablement associées avec le lesbianisme. Un autre film pour le sceller : Les lèvres rouges, avec sa lesbienne vampire interprétée par la sublime Delphine Seyrig, qui en fait un maxxxx. Tous ces clichés sur les femmes entre elles sont ici hurlants — mais ne crient-elles pas, à leur tour, de s’en dégager ? Relaxxx. Même fermées, les lèvres sont parlantes.

